Comprendre la guerre au Mali : chronologie, causes profondes et enjeux géopolitiques

Pourquoi la crise qui secoue le Centre du Mali depuis plus d’une décennie persiste-t-elle malgré les interventions militaires, les négociations locales et les mutations géopolitiques régionales ? Parce que ses racines plongent dans un terreau plus profond que les cartes sécuritaires : l’effondrement éducatif, la fragilisation sociale, l’économie de la foi et la déstructuration de l’État local. Cet article propose une analyse chronologique, structurelle et géopolitique pour comprendre un conflit devenu matrice des déstabilisations du Sahel.

Comprendre la guerre au Mali — géopolitique, éducation et radicalisme

I. Chronologie : comprendre la naissance d’un foyer d’insurrection

La guerre du Centre, souvent présentée comme une simple extension du jihadisme venu du Nord, est en réalité l’aboutissement de plusieurs séquences historiques entremêlées :

  • Années 1970–1980 : effondrement progressif de l’école malienne après l’ajustement structurel, montée des écoles coraniques, premières fractures sociales.
  • Années 1990 : politisation progressive de l’AEEM, transformation des campus en zones d’influence clientéliste.
  • 1998–2005 : émergence des “entrepreneurs de la foi”, marabouts et prédicateurs devenant opérateurs économiques de l’interprétation religieuse.
  • 2006–2012 : montée des frustrations dans le Delta intérieur, abus fonciers, corruption locale, conflits de transhumance.
  • 2012 : effondrement de l’État dans le Nord, création d’Ansar Dine, entrée de Kouffa comme relais régional.
  • 2015–2018 : structuration de la Katiba Macina, diffusion dans le Centre puis le Burkina Faso.
  • 2018–2023 : extension vers Tombouctou, Mopti, Ségou, Gao-Sud, Burkina Nord, et zones frontalières guinéennes.
  • Depuis 2023 : consolidation territoriale, taxation locale, gouvernance parallèle, économie de guerre.

Le conflit n’est donc pas né d’une idéologie importée : il a émergé d’un vide laissé par l’effondrement social, institutionnel et éducatif.

II. Les causes profondes : quand l’éducation s’effondre, la société devient manipulable

1. L’effondrement du système éducatif : la matrice du chaos

Tout part de là. Depuis les années 1980, le Mali a subi :

  • la réduction des budgets scolaires ;
  • la prolifération d’écoles privées non régulées ;
  • la baisse du niveau académique ;
  • la dévalorisation sociale de l’école ;
  • la stagnation des programmes ;
  • le développement d’une génération sous-instruite, donc vulnérable.

Une jeunesse qui ne lit pas, ne comprend pas, n’analyse pas, devient une jeunesse manipulable. Manipulable politiquement. Manipulable religieusement. Manipulable économiquement. Manipulable militairement.

Dans un monde où la guerre se numérise — drones, géolocalisation, signaux, analyses — un soldat ou un citoyen sans formation solide ne peut ni comprendre ni résister.

L’ignorance est devenue le carburant du radicalisme.

2. Les “Entrepreneurs de la foi” : un marché religieux devenu industrie lucrative

Le Mali est l’un des rares pays où l’on observe une telle concentration de marabouts millionnaires. Leur richesse ne provient ni d’une industrie ni d’une innovation : elle provient de la précarité intellectuelle de millions de fidèles.

Parce qu’une population qui ne lit pas le texte sacré par elle-même dépend obligatoirement de celui qui l’interprète.

Ces prédicateurs deviennent alors :

  • des opérateurs économiques ;
  • des influenceurs religieux ;
  • des sources d’autorité alternative ;
  • des créateurs de dépendance spirituelle.

De Bamako au Macina, l’économie de la foi a structuré un pouvoir parallèle qui, sans prôner la violence, a créé un environnement propice à la captation idéologique des jeunes.

À l’inverse, regardons la Côte d’Ivoire : le COSIM impose des imams polyglottes, capables de prêcher en plusieurs langues et d’interpréter le texte avec rigueur. Une foi structurée, instruite, limite les déviances.

Dans un pays où la religion s’institutionnalise, le radicalisme échoue.

3. La classe politique et l’AEEM : quand l’ignorance devient rentable

Depuis trente ans, les dirigeants successifs ont compris un mécanisme simple :

Un électorat instruit est exigeant.
Un électorat non instruit est manipulable.

C’est dans ce contexte que l’AEEM — initialement organisation étudiante — a été transformée en instrument politique, parfois violent, servant de bras armé à des régimes successifs.

L’école n’a pas été détruite par accident : elle a été laissée à l’abandon parce que l’ignorance servait des intérêts politiques.

III. Le rôle des institutions internationales : une mauvaise allocation des priorités

L’ONU, la Banque mondiale, le FMI investissent massivement dans :

  • infrastructures ;
  • routes ;
  • engrais ;
  • subventions agricoles ;
  • projets de sécurité ;
  • programmes humanitaires d’urgence.

Mais le cœur du problème — l’éducation — reste sous-financé.

Pourtant :

  • un pays éduqué résout ses conflits locaux ;
  • un pays éduqué comprend sa géopolitique ;
  • un pays éduqué n’est pas manipulable ;
  • un pays éduqué résiste aux entrepreneurs de la foi ;
  • un pays éduqué modernise son armée et son agriculture ;
  • un pays éduqué bâtit une économie productive.

Le plus grand investissement stratégique pour sauver le Sahel n’est pas militaire : il est éducatif.

IV. Conséquences géopolitiques : un conflit devenu régional

La guerre du Centre n’est plus un problème malien : c’est une matrice régionale qui touche :

  • le Nord du Burkina Faso ;
  • l’Ouest du Niger ;
  • la zone frontalière guinéenne ;
  • le Sud de Tombouctou ;
  • les zones rurales privées d’État.

Le conflit est devenu un écosystème :

  • taxation ;
  • justice parallèle ;
  • contrôle de la transhumance ;
  • administration proto-étatique ;
  • régulation foncière.

Une véritable gouvernance parallèle s’est installée.



V. Perspectives : tout ramène à l’éducation

En réalité, tout converge vers une seule solution stratégique :

Réhabiliter l’école malienne pour reconstruire le pays en une génération.

En 30 ans, avec :

  • des enseignants formés correctement ;
  • des programmes modernisés ;
  • une AEEM démilitarisée ;
  • un système de langues nationales renforcé ;
  • des filières techniques solides ;
  • une lutte contre l’économie de la foi ;
  • une administration scolaire transparente ;
  • un contrôle religieux institutionnel (modèle COSIM) ;

le Mali deviendrait résilient.

La paix durable passera par la salle de classe, pas par le canon.

VI. Encadré — Données clés à retenir

  • La guerre du Centre est avant tout un effondrement éducatif.
  • Les entrepreneurs de la foi prospèrent sur l’ignorance.
  • L’AEEM a été instrumentalisée politiquement.
  • La jeunesse sous-instruite devient une réserve de mobilisation radicale.
  • Le coût de la vie et l’absence d’emploi accentuent la vulnérabilité.
  • Un pays bien éduqué neutralise la radicalisation religieuse.
  • Le COSIM ivoirien est un modèle de prévention du radicalisme par l’instruction.
  • L’armée moderne nécessite une instruction solide.
  • L’agriculture durable nécessite des agriculteurs instruits.
  • L’ONU/BM/FMI devraient concentrer leurs investissements sur l’éducation.

Au terme de cette analyse, une évidence s’impose : la guerre que traverse le Mali n’est pas seulement territoriale, religieuse ou militaire. Elle est d’abord le symptôme d’un pays où l’éducation s’est effondrée, où l’État s’est effacé, et où les fractures sociales ont été trop longtemps instrumentalisées. Tant que la jeunesse ne sera pas formée, tant que la parole rationnelle ne remplacera pas les entrepreneurs de la foi, tant que l’État ne reconstruira pas une présence juste et lisible, aucune victoire militaire ne sera définitive.

Le Mali n’a pas seulement besoin de sécurité : il a besoin d’un projet. Et ce projet commence toujours par une salle de classe.

L’œil du journaliste : Comprendre la guerre au Mali exige de regarder au-delà de l’actualité immédiate. L’éducation, la justice, la gouvernance locale : ce sont ces fondations silencieuses qui, demain, feront ou déferont la paix.


© Boub’s SiDiBÉ | Farafinet.info — Tous droits réservés

Boubakar Sidibé, plus connu sous l’appellation « Boub’s SiDiBÉ », est photojournaliste, producteur de contenus et spécialiste des dynamiques sociopolitiques du Sahel. Il travaille sur les enjeux politiques, culturels et sécuritaires en Afrique de l’Ouest.